L’histoire d’Albert commence en 1981, l’année où un certain M. Richelieu est élu maire de Toulon. Dans les mois qui suivirent son élection, l’association des promoteurs immobiliers de la ville, qui avait généreusement financé sa campagne, fit remarquer à M. Richelieu à quel point Toulon manquait de balcons. Selon eux, les formalités administratives pour en construire étaient si complexes qu’ils avaient tout simplement décidé de ne plus construire de balcons à Toulon. M. Richelieu, qui avait à cœur le bien-être de ses concitoyens, décida alors de changer les choses. Il demanda autour de lui comment simplifier les procédures de construction de balcons. On lui répondit unanimement qu’il s’agissait là d’un chantier bien trop ambitieux, qui impliquerait un vote conjoint de toutes les préfectures de France, suivi d’une validation de l’Assemblée, qui ne validait jamais grand-chose. M. Richelieu eut alors une brillante idée : construire un 22ème sous-département à la direction des collectivités locales de la préfecture du Var, dont le seul rôle serait de décharger les pauvres promoteurs immobiliers de ce fardeau administratif en réalisant toutes les procédures à leur place. La préfecture du Var, dont l’administrateur était un ami de longue date de M. Richelieu, adhéra rapidement à l’idée, et c’est ainsi que naquit la fameuse DRASE, Direction de la Planification Aérée et des Structures Extérieures.
Au fil des ans, ce que M. Richelieu avait perdu en chevelure et en intégrité, il l’avait largement compensé en embonpoint et en charisme, dont il usait sans vergogne, à grand renfort de tapes viriles dans le dos, de clins d’œil et de rires bien gras. Aussi, quand le jeune Albert, fraîchement sorti d’école, s’était présenté dans le bureau du Maire pour son entretien d’embauche, il était immédiatement tombé sous son charme. « Ah, Albert ! » s’était exclamé M. Richelieu à son entrée. « Je peux vous appeler Albert, n’est-ce pas ? » Puis M. Richelieu avait pris le jeune par l’épaule et, vingt-cinq minutes plus tard, Albert, qui n’avait jamais rêvé de grand-chose, fut soudainement épris d’une vocation fervente pour les procédures administratives de construction de balcons.
À force de travail, Albert avait réussi les concours de haut fonctionnaire dans les premiers 35%, ce dont il était particulièrement fier. Il aborda donc ses nouvelles responsabilités avec la même abnégation et la même rigueur. Et Dieu sait qu’il en fallait ! Le dossier standard pour construire un nouveau balcon exigeait six formulaires distincts, notamment les redoutés CERFA 13703 et 13704, complétés par les annexes techniques CS65 et CS67 détaillant les calculs de charge et les études d’impact sur la façade. Chaque projet nécessitait l’aval de quatre services différents : l’Urbanisme, la Commission du Patrimoine, le Bureau des Structures et le Service d’Hygiène et Sécurité.
Dès ses premiers jours, Albert avait reçu un afflux considérable de demandes de la part des promoteurs, bien heureux qu’on puisse monter les dossiers à leur place. Il avait alors redoublé de travail. Quelques mois plus tard, il maîtrisait déjà parfaitement son sujet et dégainait les différents CERFA avec brio. De leur côté, les promoteurs, qui, par expérience, n’attendaient aucun miracle de la part de la préfecture, furent abasourdis lorsqu’ils commencèrent à recevoir les courriers de validation de leur dossier. Ils en furent si émus que plusieurs boîtes de chocolat de remerciement firent leur chemin jusqu’au bureau d’Albert. Selon ses collègues, c’était là un événement sans précédent dans l’histoire des préfectures de France, un exploit qui lui avait valu, pour son anniversaire, un faux diplôme réalisé par leurs soins, dont le titre était « Maître Balcon » et qui comportait un dessin d’une boîte de chocolats. Les supérieurs d’Albert, quant à eux, ne tarissaient pas d’éloges sur le jeune Albert : « Étant donné la charge de travail, nous pensions vous envoyer une des nouvelles recrues pour vous aider à tenir, mais étant donné vos performances exemplaires, il semble que ce ne sera pas nécessaire ! »
Ainsi le temps passa, de CERFA en CERFA, et quelques années plus tard, les promoteurs avaient tout à fait oublié que l’ouverture des balcons avait été un tel fardeau et se permettaient même d’envoyer des lettres de relance quand les dossiers, qui jadis prenaient quinze mois, en prenaient plus de deux. On ne vit donc plus jamais de chocolat dans le bureau d’Albert, mais beaucoup plus de balcons à Toulon.
Heureusement, comme il le répétait souvent, Albert n’avait pas besoin de reconnaissance. Il travaillait avec la même efficacité aujourd’hui que lorsqu’il avait vingt ans, et ce même si plus personne ne reconnaissait son apport à la qualité de vie toulonnaise. « Constance et loyauté », disait-il souvent, « voilà bien des qualités dont la jeunesse d’aujourd’hui ferait bien de se souvenir ». Les jeunes d’aujourd’hui ne tenaient pas en place. Il fallait toujours les changer de service parce qu’ils avaient besoin de « stimulations ». Ils brandissaient leur téléphone à chaque temps mort, arrivaient aussi tard que possible et sautaient de leur bureau à 17 heures pile. Lorsqu’Albert leur lançait ces regards méprisants dont lui seul avait le secret, ils rétorquaient : « On est payé pareil, qu’on finisse les dossiers en deux ou trois mois, tu sais. » Puis ils quittaient le bureau ensemble tout en se moquant à voix basse de celui qu’ils appelaient souvent « Monsieur Balcon ». Heureusement, certains de ses collègues étaient plus tolérables. Albert pensait en particulier au nouveau directeur du département. Il était venu plusieurs fois lui rendre visite dans son bureau. Il semblait sincèrement préoccupé par le cas d’Albert. Ou peut-être se sentait-il coupable d’être le supérieur d’un homme qui aurait pu être son père. « Êtes-vous sûr que vous n’apprécieriez pas de changer de poste ? Cela vous apporterait peut-être un peu de stimulation, de changement d’air ! Un homme avec votre expérience pourrait diriger une équipe ! » Pendant un court instant, Albert y avait pensé. « Et qui s’occuperait de la DRASE ? » avait-il demandé. « Je ne sais pas encore, on trouvera quelqu’un, vous pourriez le ou la former ! » Puis Albert s’était imaginé essayer de former un de ces tire-au-flanc qui lui servaient de collègues à son travail si minutieux. Il les imagina monter des dossiers bancals qui seraient rangés sur les mêmes étagères que les siens. Il s’était alors rendu compte qu’il n’avait vraiment pas envie de diriger qui que ce soit. Il avait repoussé la retraite par loyauté envers sa mission, il n’allait pas abandonner maintenant pour ce jeune directeur condescendant qui semblait penser son travail comme « non stimulant ». Quelques jours plus tard, le directeur était revenu à la charge : « Que penseriez-vous de réimaginer la législation autour des balcons ? J’ai jeté un œil aux dossiers et cela me paraît assez inutilement compliqué. » Sa remarque avait silencieusement enragé Albert, qui avait accentué son froncement de sourcils, ce que son interlocuteur n’avait pas remarqué puisque Albert avait de toute façon toujours les sourcils froncés. Quel orgueil ! Qu’on puisse « jeter un œil », juger et remettre en question l’Institution comme cela, le travail de sa vie ! « C’est en dehors de mes qualifications, Monsieur le directeur », avait répondu Albert. Et son ton avait quelque chose de définitif que le directeur avait semblé capter. Il avait lentement hoché la tête, puis avait quitté le bureau. Cela avait été sa dernière visite.
Albert vivait avec sa femme dans un petit appartement de trois pièces dans lequel ils avaient déménagé quelques années après le départ des enfants. Sa femme avait longtemps résisté pour garder la maison. « C’est pratique quand les enfants reviennent, comme ça ils ont un endroit où dormir. Puis pour les petits-enfants quand ils arriveront, ce sera parfait ! » avait-elle dit. Mais les enfants revenaient finalement assez peu. Et puis les petits-enfants n’avaient pas l’air d’être en route non plus, et le salaire du couple avait bien diminué depuis qu’elle était partie à la retraite. Alors vendre la maison avait été la décision sensée et, comme c’est à l’homme que revient de prendre les décisions quand la femme se laisse aller à la sentimentalité, Albert avait su durcir le ton et ils avaient déménagé. Albert était fier de son mariage. Il répétait souvent à ses enfants, lorsqu’il les entendait accabler leur mère de leurs sempiternels problèmes conjugaux : « Le mariage, c’est comme un muscle, ça se travaille, et quand on ne le travaille pas, ça s’atrophie. » Au début, Albert et sa femme avaient une relation tumultueuse. Elle lui reprochait souvent de ne pas l’écouter quand elle lui parlait pendant des heures de je ne sais quel nouveau régime qu’elle allait commencer le lendemain, ou des derniers ragots concernant des bonnes femmes dont il ne se souvenait même pas. Puis même quand, après une journée difficile, il faisait malgré tout l’effort de l’écouter pendant une heure, elle lui reprochait de n’avoir rien à raconter en retour. Alors ils s’endormaient fâchés. Le lendemain, il lui achetait des chocolats qu’elle recevait en disant à peu près : « Oh, il ne fallait pas ! Et puis je suis au régime, je t’ai dit ! » Mais son sourire disait : « Merci », puis elle finissait par manger les chocolats. Avec le temps et le travail, ils avaient appris à se connaître et à se respecter, et aujourd’hui, sa femme sortait presque tous les soirs avec ses dizaines d’amies différentes qui semblaient bien mieux répondre que lui à ses besoins considérables en commérages. Pourtant, même les soirs où elle rentrait tard, elle lui laissait toujours dans le réfrigérateur un bon repas tout prêt dans une assiette avec un post-it où elle dessinait un cœur.
En 2007, M. Sarkozy fut élu président. Albert, qui avait voté pour lui, était très satisfait du résultat. Quelques mois plus tard, Sarkozy avait décidé qu’il y avait bien trop de fonctionnaires et qu’ils ne travaillaient pas assez. Il avait donc fait voter un projet de loi allouant 800 millions d’euros d’investissement pour une refonte des services publics. « Très bien ! » s’était exclamé tout haut Albert en lisant son journal, tout seul dans son appartement. Beaucoup trop de fainéants chez les fonctionnaires, il était temps de faire un peu de ménage. Quelques mois plus tard, le jeune directeur du département l’avait convoqué dans son bureau : « Albert, je ne vais pas y aller par quatre chemins. La DRASE est dans le collimateur du projet de refonte des services publics. Ils veulent envoyer quelqu’un pour auditer les procédures d’ouverture de balcon. Et comme vous êtes celui qui a la plus grande expérience sur le sujet en France, c’est vous qui devrez très bientôt répondre à leurs questions. » Il se trouve que « très bientôt », dans le langage des services publics, est une mesure assez flexible, de sorte que pendant les six mois qui suivirent, Albert se rendit au travail chaque jour avec la boule au ventre. Enfin, le troisième jour du sixième mois, alors qu’Albert sortait de l’ascenseur, un de ses collègues l’interpella pour le prévenir qu’on l’attendait à son bureau. Ça y est, se dit Albert. Avec 800 millions d’euros pour la transition, il s’imaginait une armée de trentenaires en costume-cravate et à la mine sévère. Il se dirigea lourdement vers son bureau, puis ouvrit la porte sur une jeune fille qui ne semblait pas avoir plus de dix-sept ans. Celle-ci sursauta, rougit et se leva à son entrée. Elle portait des lunettes épaisses et serrait fort une sorte de cahier à spirale contre sa poitrine. Pendant un moment, personne ne bougea. Elle semblait effrayée ; on lui avait sûrement peint un portrait assez désagréable de M. Balcon le bougon. Puis il vit qu’elle rassemblait son courage, tendit la main et récita l’introduction qu’elle s’était sûrement répétée en boucle ces dix dernières minutes. « Bonjour, enchantée, je suis Émilie, stagiaire, et on m’a envoyé ici pour étudier auprès de vous les processus administratifs d’ouvertures de surfaces aérmées pour une possible modernisation et digitalisation dans le cadre du plan de refonte des services publics. Il semble que vous soyez le plus grand expert sur le sujet en France. » De son côté, Albert avait lui aussi répété un discours en boucle ces six derniers mois. Un discours sur l’importance du respect de l’institution, de l’humilité face à un sujet inconnu, des dangers de la digitalisation… etc. Mais face à cette jeune stagiaire, il ne se trouva pas le cœur au conflit. Elle s’était levée à son arrivée, elle avait l’air proprement polie, respectueuse et impressionnée, elle avait utilisé le terme officiel « surface aérée » et pas balcon, et puis elle l’avait appelé « grand expert ». Alors il avait hoché la tête, affiché cette grimace perturbante et peu habituelle qui lui servait de sourire et s’était assis. Puis il avait dit : « D’accord », et elle avait ouvert son cahier et son stylo avec enthousiasme et attention, ce qui avait fini d’achever toutes les défenses du pauvre Albert. Un cahier et un stylo. Pas un ordinateur, pas une tablette ; elle avait même une petite règle sur le côté qu’elle utilisait pour souligner les titres. Alors, les cinq jours qui suivirent, Albert livra tout son savoir. Il lui montra avec fierté tous les CERFA et leurs nuances : « Vous voyez, ici, on pourrait croire qu’il s’agit d’un cas typique du CERFA 2756, mais si on regarde dans l’historique en utilisant le classeur violet qui me sert d’index, on s’aperçoit qu’il y a une autre demande qui a été acceptée il y a sept ans dans la même résidence. On peut donc éviter les pièces 6c, 6d et 8a sur les études géothermiques qui prennent beaucoup de temps à rassembler. » Albert parlait délibérément lentement, car il voyait bien qu’Émilie avait du mal à suivre. Elle soulignait tous les titres et changeait fréquemment de couleur, ce qui prenait un certain temps. À la fin de la semaine, elle partit donc avec deux cahiers entiers très bien remplis. Malgré lui, Albert était satisfait. À y réfléchir, c’était la première fois que quiconque avait montré autant d’intérêt pour son travail et, même s’il n’avait pas besoin de reconnaissance, il était tout de même plaisant de pouvoir partager toutes les petites innovations organisationnelles qu’il avait dû déployer pour atteindre l’efficacité qui était la sienne aujourd’hui. Malheureusement, ce sentiment s’estompa assez vite et fut remplacé par la peur de ce qu’il avait aidé à mettre en place. Avait-il participé à sa propre perte ? Quatre mois plus tard, n’y tenant plus, il alla voir son jeune directeur et affecta un air indifférent : « Bonjour Monsieur le directeur, est-ce que vous avez des nouvelles sur le projet de refonte de la DRASE suite à l’audit ? » « Ah oui, Albert, désolé, je n’ai pas encore eu le temps de vous prévenir, j’ai reçu un courrier il y a à peine trois jours ! Apparemment, les processus administratifs sont trop compliqués et finalement il y a trop peu de demandes de constructions de balcon chaque année pour que la digitalisation des processus soit rentable. » À ces mots, Albert ressentit un soulagement sans pareil. Quelle joie, quelle victoire ! Face aux progressistes et aux technocrates, l’Institution avait triomphé. Lorsqu’il rentra ce soir-là, il décida qu’un tel succès méritait une célébration. Même si, pour être honnête, dans cette bataille, il avait plutôt collaboré avec l’ennemi. Mais qu’était-il censé faire ? Se révolter ? Faire un scandale comme un vulgaire voyou ? Alors il sortit une bouteille de rouge qu’il avait gardée treize ans pour une occasion spéciale. Bien dommage que sa femme fût de sortie avec ses amies ce soir-là, mais tant pis pour elle.
Le samedi matin commençait la deuxième vie d’Albert. Sans réveil, il se levait précisément à 7 heures et, après une toilette particulièrement méticuleuse, enfilait la même chemise et le même pantalon que les samedi passés, puis il attachait ses clés à une étrange ceinture. Il quittait ensuite l’appartement à 7 h 30 en faisant bien attention a ne pas réveiller sa femme. Il lui fallait trente minutes de marche pour arriver jusqu’à la synagogue. Il arrivait presque toujours en premier, à part quand quelques zélés fraîchement convertis le précédaient. Ceux-ci devaient alors l’attendre car Albert et le Rabbin étaient les seuls à avoir les clés.
Aujourd’hui, Albert arrive en premier. Il ouvre la porte de la synagogue et la lumière tamisée, les odeurs de renfermé, de vieux livres et de bois ancien lui tire presque un sourire. Même après toutes ces années, chaque fois qu’il entre dans sa synagogue, il ressent un indescriptible soulagement. Il entre comme dans un autre monde. Un monde finalement assez similaire à sa préfecture, avec son nombre vertigineux de règles et de codes hérité d’un autre temps. Mais dans ce monde, tout changement est un péché, une hérésie. On est fiers à l’idée de pratiquer les mêmes rituels depuis des millénaires. Le jeune Rabbin arrive, lui, une petite demi-heure plus tard, même s’il vit juste en haut de la synagogue, puis le reste des fidèles font leurs entrées au compte goutte.
Chaque nouvel arrivant sait devoir prendre le temps de saluer Albert qui répond d’un léger hochement de tête. “Hey Moishe ! Comment ça va ?” qu’ils s’exclament. Car oui, personne ne l’appelle Albert. C’est assez peu commun, mais Albert aime garder ses deux vies bien isolées. Alors, ici, il s’était fait connaître par son deuxième prénom : “Moishe” avec un “i” parce que oui, il avait des origines ashkénaze par son père. Et les autres fideles respectaient son souhait même s’ils savaient tous qu’il s’appelait vraiment Albert à cause de sa femme qui oubliait tout le temps d’operer le changement. Une fois seulement, un nouveau dans la synagogue avait refusé la nuance. “Ah mais arrête tes salamalecs, t’es un bon petit algerien comme tout le monde Moshe !”. Moshe, sans le “i”. Il avait dit ça en ricanant bruyamment devant tous les autres fidèles. Et il avait continué à le saluer ainsi, tous les samedi : “Salam Moshe !” qu’il disait en pouffant. Alors Albert, au lieu de faire un scandal sur le moment, avait usé de ses prérogatives : le nouveau n’était jamais monté à la Torah, il n’avait jamais reçu les mails d’invitation au evénement et quand il avait fallu réserver la synagogue pour la bar mitzvah de son fils, la salle n’avait malheureusement pas été disponible si bien qu’il avait finalement quitté sa communauté aussi vite qu’il y était entré. Rien qu’en y repensant, Albert en souriait encore. Tant d’hommes sans respect foulent ce monde sans jamais subir aucune sorte de sanction. Mais dans son monde à lui, il avait fait régner la justice.
Vers 9h30, le Rabbin choisit de faire un petit cours de Torah. Un timing assez peu propice à ce genre d’exercice, puisque les gens qui continuent d’arriver sont trop occupés à se saluer les uns les autres pour prêter attention au jeune à la barbe éparse sur son estrade. Albert secoue la tête mentalement. Il avait beau avoir détester leur Rabbin précédent, au moins, lui, avait su se faire respecter.
Sur son estrade, le Rabbin est si absorbé par le cours de Torah qu’il délivre, qu’il ne semble pas remarquer que presque personne ne l’écoute. C’est la première fois que je vois un Rabbin avec si peu de barbe, et, de façon tout aussi rare, je trouve le cours particulièrement intéressant. Dommage qu’il soit difficile d’entendre parce qu’on est assis à l’arrière et que tout le monde bavarde. Bien sûr, comme d’habitude, on est arrivé trop tôt. On ne vient presque jamais, mais quand on vient, on vient trop tôt. C’est la troisième fois qu’on change de synagogue cette année. Mes parents ont une relation assez conflictuelle avec la religion et puis ils aiment bien changer. Et comme changer de religion c’est un peu extrême, on change de synagogue. On est encore dans la période ou on ne connaît encore personne vraiment, alors on se répète : “Elle bien cette synagogue hein ? Bien mieux que la précédente !”.
Après le cours, c’est l’échauffement, on commence quelques prières peu importantes que les fidèles lisent rapidement chacun leur tour. Au pied de l’estrade, debout alors que tout le monde est assis, aussi sévère et rigide qu’un bâton, se tient le pilier de la synagogue. Son livre fermé à une main, il balaie l’assemblée du regard comme un roi son royaume. Les gens autour l’appellent Albert. Toutes les synagogues ont un Albert. C’est lui qui dit souvent “chut” et qui appelle les gens pour monter à la Torah. C’est aussi de lui dont tous les enfants ont peur. On les entend jouer dans la cour et quand ils rentrent, ils prennent soin de bien contourner l’estrade.
Avant que ne commencent les choses sérieuses, on procède aux enchères. Apparemment, aujourd’hui c’est une occasion particulière. Il y a plusieurs honneurs à distribuer. L’ouverture de la Téva, le port de la Torah, et les différentes montées. “On dit que l’ouverture de la Teva, apporte la Parnassah” affirme le Rabbin en remuant les bras. “Parnassah” ça veut dire argent mais on dit Parnassah parce que ca fait plus mystérieux et respectable. “On commence a 21 ? 42 ? 63 ?”. Dans certaines synagogues, on ne donne que des multiples de 21 parce que c’est la guematria du mot Hai qui veut dire la vie. On aime bien ce genre de codes, ça aide à faire oublier qu’on paye des centaines d’euros pour ouvrir une armoire. “63 ? 63 dernier appel ?”
Du coin de l’œil je vois Michel se contorsionner sur sa chaise. “210 !” lance-t-il. Et il essaye de prendre un air indifférent pour bien montrer que 210 euros pour lui, c’est rien. En réalité, Michel voulait dépenser moins de 200 euros, mais il n’avait jamais été très bon en calcul mental. “210 euros ! Vendu ! Kol hakavod” le Rabbin s’exclame. Mais c’est Albert que Michel regarde, et Albert marque son approbation d’un sérieux hochement de la tête. Michel est vendeur en porte à porte. Ce mois-ci, il a fait 186 euros de commissions. C’etait assez peu commun et avec sa femme ils avaient prevu de se faire un restaurant en amoureux. Plus tard, il aurait donc une dure dispute avec sa femme. “210 euros ? T’as fait un don de 210 euros ? Mais ça ne va pas ? Tu te prends pour Rothschild ?”. Ce à quoi Michel répliquera : “C’est un don pour l’ouverture de la Téva ! Ça apporte de la Parnassah ! C’est le Rabbin qui l’a dit ! T’y crois pas c’est ça ? T’as pas confiance en Dieu ?”
A la fin des encheres, le jeune Rabbin fait un geste vers Albert qui répond à l’injonction silencieuse : il tourne le dos à l’assemblée et s’apprête à lancer le Kaddish. A ce moment, malgré sa mine sévère, je suis assez persuadé que si Albert avait eu une queue il l’aurait remué avec l’entrain d’un petit chiot. Le Kaddish est une prière particulièrement intense, en général menée par les fidèles récemment endeuillés mais par défaut, on laisse Albert s’en charger. Seul, dans un silence parfait, il entame la prière :
Yitgadal, veitkadash shemeh rabah.
AMEN
L’assemblée répond en cœur avec force. Amen ca veut dire “d’accord”. Personne ne sait trop ce avec quoi on est d’accord, mais avec quel élan, quelle ferveur on le clame !
AMEN
Albert reprend. Et ce n’est pas vraiment un chant, mais une incantation qu’il assène avec un rythme lent. Et à chaque temps, il se balance d’avant en arrière. Avant, arrière, avant arrière…
AMEN
L’intensité de la litanie monte à chaque réponse de l’assemblée. Et chaque Amen et comme un coup, un gong…
AMEN
…un gong qui galvanise les troupes avant une charge. Et Albert, Albert est leur général !
AMEN
Et la, porté par la ferveur aveugle et vide d’une vingtaine d’hommes, au pied de l’estrade, Albert est aussi grand qu’il ne le sera jamais.
Dès la fin du Kaddish, quelques fidèles se déplacent avec efficacité vers le fond de la synagogue. Après une prière inaudible que le Rabbin récite dans sa barbe, Michel ouvre la Téva et quelqu’un d’autre vient récupérer la Torah avec déférence. Commence alors l’apogée de la cérémonie. Le porteur fait le tour de la salle avec la Torah jusqu’à l’estrade. Au fur et à mesure qu’il progresse, on s’agglutine autour de lui pour embrasser le texte sacré. La plupart des gens la touchent puis embrassent leurs doigts. Certains se penchent pour l’embrasser directement et d’autres tiennent leurs Talith, le pressent contre la Torah puis l’embrassent.
J’ai toujours trouvé ça ironique. On s’appelle avec fierté : le “peuple du livre”, la “première religion monotheiste”, si différents de tous nos ancêtres païens. Mais finalement, les cours, les livres, les débats philosophiques sans fin, si propres à nos ancêtres, on les écoute d’une oreille. La véritable raison de notre présence ici, aujourd’hui, c’est pour se prosterner, embrasser des objets et incanter des formules magiques. C’est que le Dieu abstrait d’Avraham manque de substance. On répète sans cesse qu’il est tout-puissant, qu’il entend tout, qu’il est bon et juste, mais on n’y croit pas vraiment. Alors on fait des milliers de kilomètres pour prier à un mur, on égorge des poulets et on accroche des prières à nos portes et à nos bras. Quelque part on est toujours le même peuple d’esclaves apeurés au pied du mont Sinaï si prompt à se prosterner à un agneau dès lors qu’on perd notre prophète des yeux.
Lorsque la Torah arrive sur l’estrade, on appelle les enfants pour une bénédiction spéciale. Bien sûr, mon petit frère est introuvable et je vois mon père le chercher frénétiquement du regard. Mon petit frère pratique avec brio l’art d’être au mauvais endroit au mauvais moment. Il reviendra dans quelques minutes. Trop tard pour la prière mais à temps pour encaisser la frustration encore fraîche de son père. Il y a deux enfants sur l’estrade. Le plus grand, c’est le fils du Rabbin. La semaine dernière, dans la cour de la synagogue, mon petit frère lui avait montré la carte Pokémon dont il était le plus fier. Le sanglier ailé à deux têtes. Le fils du Rabbin s’était alors gravement offusqué : “Elle est pas casher ta carte !” ce qui, si on se réfère à son homologue non-ailé a une tête, est techniquement correct. Il avait alors fortement suggéré de récupérer ladite carte pour demander à son père de la casheriser. Requête à laquelle mon petit frère avait cédé à contre cœur. L’autre enfant, c’est le fils de Michel, celui-là mème qui a généreusement fait don de 210 euros il y a quelques minutes. On dit que les prières des enfants sont les plus pures, que Dieu leur accorde une attention particulière. Aujourd’hui, alors que le fils de Michel chante la prière en touchant la Torah, il prie très fort pour que ses parents le laissent voir la deuxième mi-temps de PSG-Ajaccio. En general, sa mère insiste pour qu’il se couche apres la premiere mi-temps, mais ce soir, c’est la finale alors il prie avec cette sincérité si propre a son age. Ce soir la, Michel, par defiance envers sa femme regardera le match jusqu’au bout avec son fils. “Maman veut que tu ailles te coucher, mais tu sais quoi, ce soir tu restes” dira-t-il avec un clin d’œil, semant chez son fils, sans le savoir, les graines d’un futur fidèle pilier de synagogue.
Les enfants chantent en cœur en touchant la Torah d’une main. Comme on est au dernier rang, j’entends les bonnes femmes penser, derrière le paravent : “Ah qu’ils sont mignons”, “Quelle voix d’ange”, “C’est mon petit fils !”. Puis les enfants repartent dans la cour et on commence avec solennité la lecture. On lit la Torah toutes les semaines pour constamment raviver dans notre mémoire les histoires de nos ancêtres. C’est donc bien dommage que personne ne comprenne ce qu’on lit. Aujourd’hui, c’est la Paracha Vayikra. On y décrit les règles rituelles de sacrifice dans le temple. On explique en détail donc, selon le type de sacrifice, ou asperger le sang de la bête sur l’autel et dans quel ordre. Un quart de la Torah decrit en large et en travers les rituels de sacrifice qu’on faisait au temple avant qu’il ne soit détruit. Finalement à la synagogue, le pire, ça reste l’ennui. Alors que le Rabbin continue sa lecture, je me demande ce qui se passerait si on en venait à recréer ce temple qu’on appelle Beth Hamikdach. Aujourd’hui on prie avec ferveur au Kotel, les restes du mur d’enceinte extérieur, alors le vrai Temple ? Est-ce qu’il y aurait une queue sans fin de pèlerins patientant avec leurs vaches ? Que ferait-on des inévitables déjections et de la panique desdites vaches lorsqu’elle comprendrait le sort de leur congénères. Dans un abattoir traditionnel, on utilise des couloirs étroits pour que les vaches ne puissent qu’avancer, combiné à des décharges électriques pour les pousser vers l’avant, mais j’imagine mal un tel endroit accessible au public. Pour éviter les problèmes logistiques, on ouvrirait sûrement à la place, un service en ligne: beth-hamikdach.com. “Sacrifice en ligne, retransmission en 4k”. Comme il est souvent autorisé de manger la chair de l’animal après le sacrifice, on pourrait même recevoir un steak de sa vache chez soi pour 200 euros de plus. Un steak sacré. A bien y réfléchir, le Temple fonctionne sûrement mieux, détruit, et nos textes incompris.
Pour la sixième montée, Albert fait signe à mon père qui rayonne à l’honneur qui nous est fait. C’est pourtant assez habituel, à chaque nouvelle synagogue, on nous donne les petits honneurs de bienvenue, c’est la période d’essai. Mon père, avec une légère tape sur le dos et un clin d’œil, me cède sa place. Je fais donc le long chemin jusqu’à l’estrade, tous les yeux posés sur moi. Le Rabbin m’accueille en souriant, il me tend une feuille plastifiée à double face avec la prière que je dois lire pour ma montée. Sur une face, c’est écrit en hébreux et sur l’autre, en phonétique. Il me la tend du côté phonétique. Mais je sais lire hébreux alors je retourne la feuille, ce qui semble surprendre le Rabbin, qui hoche la tête avec appréciation, l’air de dire “ah, l’un des nôtres !”. C’est une toute petite prière, à peine quelques mots, mais en lisant, je fais bien attention à ce que ma voix porte, c’est important pour mon père. Puis j’attends debout à côté du Rabbin qui lit. J’ai été à sa place il y a quelques mois, pour ma Bar Mitsvah et je suis bien heureux de lui laisser la tâche. A la fin de la lecture, je descends de l’estrade et, par tradition, je fais le tour de l’assemblée en serrant la main de chacun. Les sourires qu’on me lance se veulent paternels, mais je les trouve juste condescendants. Les poignées de main sont toutes plus viriles les unes que les autres parce que, comme ils le répètent souvent à leur fils : “On peut mesurer un homme à sa poignée de main !”. Quand je reviens à ma place, mon père est tout rempli de fierté, son sourire sincère. Il me prend par l’épaule et me serre rapidement contre lui.
A la fin de la cérémonie, tout le monde se dirige vers le Kiddouch. Pour boire et manger des cacahuètes. On reste rarement pour le Kiddouch. Alors on s’en va, on fait vaguement au revoir de la main, mais en réalité, personne ne nous prête vraiment attention.